Action en retrait forcé : L'imputabilité en cas de mésintelligence grave entre associés.
Des associés se disputent et s’entredéchirent. « C’est la faute à personne ». Ils n’étaient tout simplement pas fait pour s’entendre. Comment s’en sortir ?
1. Le retrait forcé
Entre associés, parfois, la mésentente s'installe et cela dérape en un véritable conflit. Les associés qui s'entendaient si bien sont maintenant en litige. L'un d'eux, souvent le minoritaire mais pas forcément, souhaite alors se retirer et que son associé lui rachète ses actions.
A cet égard, l’article 2:68, §1 du CSA dispose que :
« Tout actionnaire peut, pour de justes motifs, demander en justice que les actionnaires à l'origine de ces justes motifs reprennent tous ses titres ».
La doctrine détermine trois catégories de justes motifs de retrait :
- le manquement d’un associé ;
- l’abus du droit de vote ;
- la mésintelligence grave entre associés.
La mésintelligence grave entre associés constitue, en quelque sorte, la « catégorie reine », d’autant que les autres motifs en sont souvent la cause ou la conséquence.
2. L’imputabilité
Mais, ce n’est pas tout d’établir qu’il existe une mésintelligence grave entre associés. Encore faudra-t-il établir à qui cette mésintelligence est imputable. Et c’est souvent là que cela se complique.
Rappelons d’abord qu’il n’est pas question ici de faute : le juste motif peut être imputable à un associé même s’il n’est pas juridiquement fautif. Il s’agit plutôt de fustiger un manquement susceptible d’engendrer un ‘conflit interne’, suffisamment grave et encore actuel pour que l’on ne puisse raisonnablement plus exiger de celui qui le subit de rester associé.
Mais, entre associés comme dans un couple, l’un n’est jamais tout noir et l’autre tout blanc. Il y a toujours de multiples nuances de gris.
C’est ainsi que la doctrine enseigne que[1] :
« Dans le cas de la mésintelligence grave entre associés, on s’accorde toutefois à reconnaître que, chacun des associés contribuant souvent à la naissance de la situation, le défendeur doit se trouver à l’origine de l’aggravation irrémédiable du conflit ».
Mais il est souvent bien délicat de déterminer qui est à l'origine de l'aggravation du conflit. Dans l’escalade qui mène à la rupture, qui donc a posé le geste de trop ?
Pour trancher, le juge va devoir demander au pharmacien de lui prêter sa balance pour soupeser finement de la poudre de perlimpinpin.
Et parfois, sans y parvenir. Ainsi, dans un jugement récent, le Président du Tribunal de l’entreprise de Liège, division Namur, a jugé que :
Il n’est pas sérieusement contestable qu’une mésintelligence grave existe entre les parties.
Leurs relations personnelles se sont dégradées à un point tel qu’il n’est pas raisonnable de croire qu’elles pourront encore retravailler ensemble à l’avenir comme dirigeants d’une même entreprise. Il convient à cet égard de relever que les parties ont initié une procédure de médiation et que nonobstant cette procédure et l’accord intervenu, les dissensions entre elles sont très rapidement réapparues. Rien n’indique qu’il pourrait en être autrement à l’avenir. (...).
En l'espèce, les dissensions entre les actionnaires trouvent leur origine dans le fait qu'ils ont des tempéraments et des visions tellement différents qu'ils ne peuvent pas s'entendre. Le seul reproche qui puisse leur être fait - à tous les deux - est de ne pas avoir discuté de manière plus approfondie au moment de s'associer pour déterminer ce qui était important pour l'un et l'autre et évaluer s'il leur serait possible de travailler ensemble - ou non -.
Ni la vision de [PIERRE] ni celle de [JEAN] ne sont fautives ou illégitimes. Elles sont simplement inconciliables.
Il résulte de ces développements que la mésintelligence entre les parties ne peut être imputée à [JEAN] (pas plus d'ailleurs qu'à [PIERRE], voir infra). L'aggravation de cette mésintelligence n'est pas non plus imputable à [JEAN] : les relations se sont envenimées parce que les parties ne se comprenaient pas, et pas en raison d'un comportement imputable à une seule d'entre elles ».
Ce n’est donc ni la « faute » de PIERRE, ni celle de JEAN. Ils n’étaient simplement pas fait pour s’entendre.
Et, n’ayant pu imputer le conflit ni à l’un ni à l’autre, le juge les renvoie dos à dos.
3. L’intérêt social
Ce faisant, le juge a condamné les associés à s’entendre. Et, pour la petite histoire, ce fut un pari gagnant car, au final, un accord fut conclu.
Il me semble toutefois que le juge aurait pu explorer une autre piste.
En effet, dans un jugement déjà ancien, Madame Christine Matray (alors Présidente du Tribunal de commerce de Namur) soulignait que,
« L'objectif du législateur n'est pas, lorsque les deux parties ont contribué à la mésentente, qu'elles soient dans l'impossibilité d'obtenir un règlement du conflit par un rachat forcé »[2].
En outre, il est constant que (nous soulignons) :
« Les actions en exclusion et en retrait peuvent être distinguées notamment en fonction de l'intérêt protégé. Alors que l'action en exclusion vise avant tout la protection de l'intérêt social, l'action en retrait est tout d'abord inspirée par la protection de l'associé et, à titre subsidiaire, par celle de l'intérêt social »[3].
Ainsi donc, même en cas d’action en retrait, l’intérêt social de la société ne peut être négligé ; il doit être pris en compte, mais dans une moindre mesure qu’en cas de procédure d’exclusion.
Il apparait donc que, lorsqu’il existe une mésentente grave et irrémédiable entre les associés sans que celle-ci puisse être spécifiquement imputée à l’un ou l’autre des associés, il convient de se tourner, subsidiairement, vers l’intérêt social de la société pour résoudre le litige.
En pareille circonstance, comme c’est le cas en matière d’exclusion, il s’agira d’apprécier l’opportunité du retrait au regard de l’intérêt social de la société, à l’aune des critères suivants[4] :
- Test d’efficacité : la mesure est-elle efficace (résout-elle le conflit de manière efficace à l’intérêt social) ?
- Test de nécessité : la mesure est-elle nécessaire (d’autres mesures moins dommageables pour les intérêts en présence ne seraient-elles pas aussi efficaces) ?
- Test de proportionnalité : le résultat à atteindre légitime-t-il le préjudice aux autres intérêts en présence ? (ne fait-on pas plus de mal que de bien) ?
4. Conclusion
Etre en conflit avec son ou ses associés est une situation horrible. Les associés en souffrent, leurs familles en souffrent et la société en souffre, ne serait-ce que parce que ses dirigeants consacrent leurs énergies au conflit plutôt qu’à elle.
Aussi, la prise en compte de l’intérêt social, me paraît être essentielle, même en cas de procédure en retrait forcé.
Me Thierry Corbeel
Avocat spécialiste en droit des sociétés et en droit commercial
[1] O. CAPRASSE et R. AYDOGDU, Les conflits entre actionnaires – prévention et résolution, Larcier, 2010, p. 295, n° 568.
[2] Prés. Comm. Namur, 9 juillet 1998, cité par J. MALHERBE, Y. DE CORDT, P. LAMBRECHT, P. MALHERBE, H. CULOT, Droit des sociétés, Larcier, 5ième éd., 2020, p. 329-330.
[3] Liège (7ième ch.), 12 septembre 2005, J.L.M.B., 2007, p. 986.
[4] Liège (14ième ch.), 6 juin 2013, D.A.O.R., 2013, p. 415 citant : O. CAPRASSE, La résolution des conflits entre actionnaires, C.U.P., 10/2006, vol. 89, n° 87, p. 272 et O. CAPRASSE et R. AYDOGDU, Les conflits entre actionnaires – prévention et résolution, Larcier, 2020, n° 570.