La décharge de l'administrateur et ses limites (1/2) : Champ d'application et validité de la décharge
Pour se prémunir contre la mise en cause de sa responsabilité personnelle, un administrateur peut obtenir sa décharge par l'AG. Néanmoins, celle-ci n'est pas sans limites...
Introduction
L’administrateur d’une société n’est en principe pas responsable personnellement des obligations de la société. Toutefois, s’il n’a pas exercé son mandat de gestion correctement, il pourrait voir sa responsabilité contractuelle engagée par la société (N.B. Sauf précision contraire, les règles ci-dessous valent mutatis mutandis pour les gérants d’une SPRL).
Ainsi en est-il, par exemple, lorsque l’administrateur ne poursuit pas un débiteur avec une diligence suffisante, se désintéresse des activités de la société, octroie un crédit à une personne notoirement insolvable ou conclut un contrat à des conditions désastreuses pour la société.
Pour se prémunir contre la mise en cause de sa responsabilité, il est dès lors primordial que l’administrateur obtienne sa décharge par l’assemblée générale (AG).
En effet, lorsque l’AG accorde la décharge au conseil d’administration (CA) dans son ensemble ou à certains administrateurs, celle-ci considère que la société a été correctement administrée durant l’exercice comptable écoulé et qu’il n’y a rien à reprocher aux administrateurs ayant obtenu décharge.
L’administrateur attentif gardera néanmoins à l’esprit qu’il y a des limites à cette décharge et que sa responsabilité personnelle pourrait toujours, dans les cas visés ci-dessous, être engagée par l’AG, par certains actionnaires, par un tiers ou par le curateur...
1. Première limite : le champ d’application de la décharge
1.1. En quoi consiste la décharge ?
La décharge est le corollaire de la reddition de compte d’un administrateur. En effet, un administrateur est mandaté par l’AG afin de gérer correctement la société et, comme tout mandataire, il a, dès lors, l’obligation de rendre compte de sa gestion à son mandant (l’AG) avant d’obtenir une décharge valable.
En principe, cette reddition de compte se déroule lors de l’AG ordinaire qui délibère sur le rapport de gestion du CA (si obligatoire) et vote pour l’approbation des comptes annuels de l’exercice social écoulé.
Ensuite, par vote spécial, l’AG se prononce sur la décharge à accorder aux administrateurs quant à leur gestion de la société (art. 284 et 554 du Code des sociétés).
La seule approbation des comptes annuels n’implique donc pas automatiquement l’octroi de la décharge (Y. DE CORDT (coord.), Société Anonyme, R.P.D.B., Bruxelles, Bruylant, 2014, p. 418, n°575).
1.2. Quel est l’effet de la décharge ?
La décharge a pour effet de libérer l’administrateur de sa responsabilité contractuelle à l’égard de la société en ce qui concerne le mandat de gestion qui lui a été confié durant l’exercice écoulé.
Concrètement, cela signifie que, une fois la décharge accordée, la société ne pourra plus intenter une action en responsabilité (contractuelle) contre un administrateur pour une faute de gestion.
Par contre, une décharge valable ne fait pas nécessairement obstacle à la mise en cause de la responsabilité d’un administrateur par une autre personne que la société tel :
- un actionnaire ayant voté contre la décharge (action minoritaire) ou agissant à titre individuel ;
- un curateur s’opposant à la décharge pour fraude aux droits des créanciers ;
- un curateur ou un créancier individuel mettant en cause la responsabilité de l’administrateur pour faute grave et caractérisée ayant entrainé la faillite de la société (action en comblement de passif) ;
- un tiers mettant en cause la responsabilité extracontractuelle d’un administrateur.
En outre, la décharge n’empêche pas la société de mettre en cause la responsabilité extracontractuelle d’un administrateur.
N.B. Ces limitations à la portée de la décharge d’un administrateur feront l’objet de la prochaine note juridique intitulée « La décharge d’un administrateur et ses limites (2/2) : La responsabilité de l’administrateur nonobstant une décharge valable ».
1.3. Quelle est la période couverte par la décharge ?
1.3.1. L’exercice comptable écoulé
En général, la décharge couvre la gestion des administrateurs durant l’exercice social écoulé. Par exemple, l’AG ordinaire au 30 mai 2016 accordera la décharge aux administrateurs pour leur gestion durant l’exercice comptable du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2015.
1.3.2. Décharge portant sur un exercice incomplet ou sur une opération ponctuelle
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Peut-on se porter fort du vote en faveur de la décharge à la prochaine AG ordinaire ?
Cependant, en pratique, il est fréquent, en cas de démission d’un administrateur ou lors de la cession d'une participation de contrôle entrainant une modification de la composition du CA, que les administrateurs sortants souhaitent être libérés de toute responsabilité à l'égard de la société pour les actes accomplis jusqu'au moment de leur remplacement.
Généralement, la société (représentée par le CA) ou les nouveaux actionnaires majoritaires prendront l’engagement (convention de porte-fort) de ce que, à la prochaine AG ordinaire de la société, la décharge soit accordée aux administrateurs sortants pour la gestion assurée jusqu’à leur remplacement.
La validité d’un tel engagement est parfois contestée, sauf lorsqu’une situation comptable intermédiaire à la date de la sortie de fonction des administrateurs sortants a été soumise à la société ou aux actionnaires ayant pris cet engagement (J.-F. GOFFIN, Responsabilité des dirigeants de sociétés, 2è éd., Bruxelles, Larcier, 2004, p. 326, n°175 ; D. VAN GERVEN, « Les clauses limitatives de responsabilité, les garanties d’indemnisation et l’assurance responsabilité civile des mandataires sociaux », R.P.S., 1998, p. 143).
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Peut-on solliciter la tenue d’une AG extraordinaire afin d’obtenir immédiatement sa décharge ?
Parfois, les administrateurs sortants ne se contentent pas de l’engagement des nouveaux actionnaires de voter en faveur de la décharge lors de la prochaine AG ordinaire et souhaitent obtenir immédiatement leur décharge de la part de la société.
De même, il arrive parfois que les administrateurs souhaitent obtenir en cours d’exercice social, la décharge pour une opération spécifique (l’acquisition d’une société, la vente d’une branche d’activité ou d’une filiale).
Comment faire en pratique ? En pareil cas, il est conseillé aux administrateurs de solliciter la tenue d’une AG extraordinaire, afin d’exposer leur gestion et en solliciter l’approbation. Si leur gestion est approuvée par l’AG extraordinaire, leur responsabilité contractuelle ne pourra plus être mise en cause par la société, à moins qu’elle établisse que son action en responsabilité se base sur des faits qui n’étaient pas connus au moment de la décharge (Y. DE CORDT (coord.), op.cit., p. 419, n°577 ; Bruxelles, 12 avril 2002, J.T., 2002, p. 668 ; J.-F. GOFFIN, op.cit., p. 327, n°175).
2. Deuxième limite : la décharge doit être valable !
2.1. Absence de comptes annuels
Bien que cela semble logique, il convient de rappeler l’importance de soumettre effectivement les comptes annuels à l’AG afin que celle-ci puisse délibérer en connaissance de cause quant à la décharge à accorder au CA ou à certains administrateurs.
En l’absence de comptes annuels, la validité de cette décharge pourrait être valablement attaquée ultérieurement. En effet, le Code des sociétés prévoit expressément que la décharge ne peut être donnée qu’après l’approbation des comptes annuels (art. 554, alinéa 2).
2.2. Omissions et indications fausses dans le bilan
Non seulement, les comptes annuels doivent être soumis à l’approbation de l’AG, mais de plus, ceux-ci doivent refléter la situation réelle de la société.
Ainsi, la décharge ne sera pas valable si les comptes annuels comprennent des omissions ou des indications fausses dissimulant la situation réelle de la société (art. 554, al. 2 du Code des sociétés, par ex. : Gand, 9 octobre 1992, J.D.S.C., 2006, pp. 87 et s.). La décharge perd donc toute valeur « lorsque le bilan a été dressé de telle manière qu'il dissimule l'état vrai des affaires sociales et que, par suite, le vote de l'assemblée qui approuve la gestion n'a pas eu lieu en connaissance de cause » (Cass., 12 février 1981, Pas., 1981, I, p. 640).
Par exemple, la décharge ne sera pas valable lorsque trop peu d’amortissements ont été actés dans les comptes annuels.
A cet égard, il importe peu que les administrateurs aient eu connaissance des erreurs ou des fausses indications (Cass., 18 juin, 1925, Pas., 1925, I, p. 297).
Par ailleurs, il est admis que si des omissions ou fausses indications dans le bilan n’ont pas eu pour effet d’induire l’AG en erreur, la validité de la décharge ne pourra pas être remise en question (Y. DE CORDT (coord.), op.cit., p. 418, n°575).
De même, la décharge demeurera valable si l’AG a pu prendre connaissance de la situation réelle de la société d’une autre manière et qu’elle a donc donné approbation des comptes annuels en connaissance de cause. Par exemple, lorsque le CA a informé l’AG de l’absence d’amortissements dans son rapport annuel de gestion (Cass., 12 février 1981, Arr. Cass., 1980-1981, p. 622).
Enfin, s’il apparait durant l’AG qu’il y aurait, par exemple, un problème potentiel au niveau des amortissements de la société, rien n’empêche l’AG d’accorder la décharge sous réserve que les amortissements actés soient corrects.
2.3. Violation des statuts ou du Code des sociétés
En outre, la décharge ne sera pas valable en cas de violation des statuts ou de contravention au Code des sociétés.
Dans le premier cas, la décharge ne sera pas valable si l’administrateur a pris un engagement au nom et pour compte de la société, mais que cet engagement sort de l’objet social de celle-ci ou dépasse les limitations apportées par les statuts aux pouvoirs des administrateurs.
Par exemple, la décharge accordée à un administrateur ne sera pas valable si celui-ci a conclu un contrat au nom et pour compte de la société pour un montant de 3.000.000,00 €, alors que les statuts prévoient que les administrateurs ne peuvent engager la société au-delà d’un montant de 1.000.000,00 € sans l’autorisation de l’AG.
Dans le second cas, la décharge ne vaudra pas en cas de méconnaissance par le CA des prescriptions du Code des sociétés, telles que l’absence de dépôt des comptes annuels (art. 98 du Code des sociétés) ou le non-respect de la procédure dite de « la sonnette d’alarme », qui oblige le CA à convoquer l’AG en cas de perte de plus de la moitié du capital de la société (art. 633 du Code des sociétés). Les administrateurs pourraient donc être tenus responsables du dommage qui résulterait de la contravention au Code des sociétés et ce, nonobstant leur décharge.
Comment faire en sorte que la décharge soit néanmoins valable nonobstant la violation des statuts ou du Code des sociétés ? Il convient d’inscrire spécialement dans la convocation à l’AG les violations aux statuts et/ou au Code des sociétés commises par les administrateurs. Si malgré cette information, les actionnaires accordent la décharge aux administrateurs, ils auront voté en connaissance de cause et la décharge sera valable ! Par exemple, la convocation à l’AG devra préciser expressément que l’administrateur a engagé la société pour un montant de 3.000.000,00 €
2.4. Abus de majorité
Dans certains cas, un ou plusieurs actionnaires pourraient éventuellement invoquer un abus de majorité concernant la décharge accordée à certains administrateurs ou au CA dans son ensemble.
Pour ce faire, ces actionnaires devront démontrer que tout « actionnaire raisonnable » n’aurait pas voté pour la décharge et que la décision de l’AG a donc été prise en violation de l’intérêt de la société.
Ainsi, un actionnaire raisonnable ne votera raisonnablement pas pour la décharge d’un administrateur ayant détourné des fonds de la société.
2.5. Nullité de la décision de l’AG d’octroyer la décharge
La décision de l’AG d’octroyer ou non la décharge peut être annulée par le Tribunal de commerce à la demande de tout intéressé (art. 178, § 1er du Code des sociétés).
Par exception, la demande d’annulation ne sera pas recevable si elle est formée par un actionnaire ayant voté en faveur de la décharge, sauf si son consentement a été vicié. Il en est de même, de tout intéressé qui expressément ou tacitement, a renoncé à se prévaloir de cette nullité, à moins que celle-ci ne résulte d’une règle d’ordre public (art. 178, § 2 du Code des sociétés).
Cette demande en annulation se fondera sur un des cas visés par l’article 64 du Code des sociétés, à savoir (1) une irrégularité de forme ayant pu influencer la décision, (2) la violation des règles de fonctionnement de l’AG et non-respect de l’ordre du jour, (3) un excès de pouvoir ou un détournement de pouvoir (abus de majorité), (4) l’exercice de droits de vote suspendus ou (5) pour toute autre cause prévue par le Code des sociétés.
Sous peine d’irrecevabilité, les actions en nullité d’une décision de l’AG doivent être intentées avant l’expiration d’un délai de six mois à compter de la date à laquelle la décision querellée est opposable à celui qui invoque la nullité ou est connue de lui (art. 198, §2, in fine du Code des sociétés).
Si des motifs graves le justifient, celui qui sollicite la nullité de la décision de l’AG peut également solliciter en référé (en cas d’urgence) la suspension provisoire de l’exécution de la décision attaquée (art. 179, § 1er du Code des sociétés). Par exemple, le Président du Tribunal de commerce de Bruxelles avait ordonné la suspension de l’exécution d’une décision refusant la décharge à un administrateur au motif que le refus paraissait être uniquement motivé par un esprit de vengeance vis-à-vis d’un administrateur qui avait exercé son pouvoir de contrôle (Comm. Bruxelles, réf., 16 août 2000, J.D.S.C., 2002, p. 97, avec la note de J.F. Goffin).
Conclusion
La décharge est un confort bienvenu et nécessaire pour un administrateur ou gérant de société, mais ce dernier doit demeurer attentif au fait que la portée de la décharge est limitée en ce qu’elle a un champ d’application temporel (l’exercice comptable écoulé) et matériel (en principe, uniquement la responsabilité contractuelle à l’égard de la société) restreint et que celle-ci n’est pas toujours valable (absence de comptes annuels, omissions ou fausses indications dans les comptes annuels, violation des statuts ou du Code des sociétés et abus de pouvoir).
Me David Blondeel
Avocat au barreau du Brabant wallon et au barreau de Charleroi