Les indemnités de funding loss : la messe est (enfin) dite.

Rédigé le 29 March 2023

La problématique des indemnités de funding loss a donné lieu à de la doctrine et de la jurisprudence en tous sens. La Cour de cassation a maintenant une position bien affirmée.

1.  L’état de la question

La problématique des indemnités de funding loss est connue [1].

En résumé, l’article 1907 bis du Code civil, qui est impératif (il s’impose aux banquiers, même en cas de clause contraire), prévoit qu’en cas de remboursement anticipé d’un crédit, l’indemnité de remploi est égale à six mois d’intérêt.

Pour éviter l’application de cet article, les banquiers ont très souvent camouflé les contrats de prêt en contrat d’ouverture de crédit.

Les Cours et Tribunaux ont toutefois le pouvoir de retirer ce camouflage et de requalifier le contrat d’ouverture de crédit en ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire en une promesse de crédit suivie d’un contrat de prêt et d’ensuite, faire application de l’article 1907 bis du Code civil et d’ainsi, limiter d’indemnité de remploi à six mois d’intérêts en lieu et place de l’énorme indemnité de funding loss.

S’en est suivi, pendant près de vingt ans, une jurisprudence allant dans tous les sens. Certaines chambres du Tribunal de l’entreprise de Bruxelles acceptaient la requalification, d’autres non. A la Cour d’appel de Bruxelles, une PME n’avait que peu aucune chance d'être entendue tandis qu’à Mons elle était mieux reçue et qu’à Liège, la Cour d’appel était en faveur de la requalification. La Cour de cassation s’était prononcée et même la Cour constitutionnelle.

La doctrine aussi allait à hue et à dia ! De nombreux auteurs (souvent des avocats ayant des banquiers pour client) criaient haro sur le baudet contre les juges pro-requalification qui pouvaient néanmoins se prévaloir de l’enseignement du Professeur C. Biquet-Mathieu (ULg).

2.  La liberté de prélèvement

Finalement, dans ce paysage pour le moins perturbé, la Cour de cassation par plusieurs arrêts récents (de 2020 à 2022), a ramené la paix judiciaire (même si certains ne s’y résignent toujours pas) en considérant que le critère ultime, voir même unique, pour distinguer le crédit de l’ouverture de crédit est la liberté de prélèvement, c’est-à-dire la liberté du crédité de prélever ou non le crédit, en tout ou en partie, et de choisir le moment du prélèvement ; si cette liberté est trop restreinte, voire inexistante, il y aura requalification.

Surtout, il s’agira d’analyser la situation in concreto, c’est-à-dire dans les circonstances de l’espèce.

Par exemple :

« Si le crédit a été consenti en vue d’être prélevé en une seule fois sans aucune possibilité, autre que sur papier, d’étaler le prélèvement, s’agissant de financer l’acquisition d’un immeuble déterminé moyennant la constitution d’une sûreté hypothécaire sur ledit immeuble, le crédit étant appelé à être délivré le jour de la passation des actes notariés, ni avant ni après, le crédit ne peut pas, nous paraît-il, être qualifié d’ouverture de crédit » [2].

« Le Tribunal considère qu’en raison de ces différents éléments, la SRL B. n’avait aucune liberté de prélèvement du montant du crédit : ce crédit devait être prélevé dans sa totalité dans le mois de la conclusion du contrat de crédit en vue de l’acquisition d’un immeuble spécifique. A défaut, la SRL B. devait payer une indemnité à la SA CBC Banque. Le contrat conclu entre les parties n’est dès lors pas une ouverture de crédit, mais un prêt à intérêts » [3]

« Que cette liberté n'existe pas [ ... ] dans la convention litigieuse aux motifs que, "eu égard à (la) finalité précisée, la faculté de prélèvement sur une période de neuf mois prévue par le contrat était, dès sa signature, purement théorique", que "les  dispositions de la convention témoignent de la volonté des parties de voir tout le montant du crédit remis au crédité et celle de la banque de s'assurer de la destination des fonds par une remise unique et concomitante à, l'acquisition des parts de la société", et que cette "volonté commune des parties ( ... ) que les fonds soient entièrement et rapidement utilisés [ ... ] est confirmée par l'exécution du contrat » [4].

3.  Remboursement anticipé non autorisé

Très souvent, les banquiers tuaient la discussion à propos des indemnités de remploi en refusant purement et simplement tout remboursement anticipé du crédit.

Cette opposition n’est toutefois plus possible depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 24 novembre 2016 qui précise que  [5] :

 « la limitation à six mois d’intérêts visée par l’article 1907 bis du Code civil s’applique à toute indemnité réclamée par le prêteur en cas de remboursement anticipé total ou partiel d’un prêt à intérêt, que ce remboursement soit autorisé ou non ».

4.  Conclusion

La solution validée par la Cour de cassation (analyse de la liberté de prélèvement) et maintenant suivie par toutes les juridictions apporte de la sérénité dans les débats et surtout simplifie singulièrement ceux-ci, même s’il y a toujours des auteurs (généralement les pro-banques) qui voudraient rejouer le match. 

5.  Post-scriptum

Concernant la puissance du lobby des banques, il faut se rappeler ce qu’écrivait Christine Matray (alors Présidente du Tribunal de commerce de Namur et aujourd’hui, Conseillière à la Cour de cassation) dans un petit ouvrage publié en 1997 et intitulé « Le chagrin des juges » [6] :

« La puissance financière de certains groupes leur permet de consulter des personnalités de grande compétence dont le talent ne manquera pas de subjuguer le juge. Celui-ci sera d'autant plus enclin à suivre une thèse brillamment développée que la disproportion entre la puissance financière des parties en litige a généralement des conséquences lorsqu'il s'agit de s'entourer du conseil d'un ou de plusieurs avocats. On conçoit sans peine que les conseils habituels des banques, des compagnies d'assurances ou des grandes entreprises de distribution auront un niveau de compétence supérieur à celui des avocats, parfois consultés à la hâte, et dans des matières qui leur sont moins familières, par un commerçant confronté à une dénonciation de crédit ou par un franchisé aux abois.

Si la thèse proposée par le spécialiste devait n'être pas suivie par un juge obstinément rebelle aux développements qui lui furent élégamment présentés, il reste aux lobbies le champ d'action de la doctrine. Une jurisprudence irritante sera sévèrement commentée pour mettre en garde contre l'aveuglement ou l'incompétence qu'elle suppose. On pourra retrouver dans des études doctrinales la signature d'autres spécialistes engagés dans le même combat d'influence ».

Le lecteur qui se plongera dans la doctrine à propos des indemnités de remploi avancera donc avec prudence et circonspection. 

 

Me Thierry Corbeel

Avocat spécialiste en droit des sociétés et en droit commercial

thierry.corbeel@solutio.law

 


[1] Cette problématique ne concerne que les crédits d’investissement conclus avant le 10 janvier 2014, date d’entrée en vigueur de la Loi du 21 décembre 2013 relative aux règles en matière de financement des petites et moyennes entreprises qui fixe le montant maximum de l’indemnité de remploi à … 6 mois, quelle que soit la qualification du financement.

[2] C. BIQUET-MATHIEU, « Deux arrêts de la Cour de cassation sur les notions de prêt et d’ouverture de crédit », observations sous Cass, 18 juin 2020, J.L.M.B., 2020, p. 1553, n° 14.

[3] TE Liège, div. Namur, 24 avril 2020, J.L.M.B., 2020, p. 1554.

[4] Cass., 11 mars 2021, R.C.J.B., 2022, p. 585.

Voir aussi : F. GLANDSDORF, « Indemnité de rempli et ouverture de crédit », note sous Cass., 11 mars 2021, R.C.J.B., 2022, p. 5888 et svt.

[5] Cass., 24 nov. 2016, J.T., 2017, p. 298 ; approuvé par P. WERY, « Examen de jurisprudence (1991 à 2021) – Les contrats spéciaux : Le mandat – Le prêt à usage et le prêt de consommation – Le dépôt », R.C.J.B., 2022, p. 718, n° 86.

[6] C. MATRAY, Le chagrin des juges, Editions Complexe, 1997, p. 39.

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