Pas de décote d'illiquidité en cas de retrait ou d'exclusion
Du changement en vue en matière de décote d'illiquidité.
Dans les litiges entre associés, au moment de valoriser les actions de l’associé retrayant ou exclu (art. 2:60 et suivant du CSA), traditionnellement, on applique une décote d’illiquidité comprise entre 15 % et 25 % de la valeur des actions.
Il s’agit, par cette décote, de prendre en compte le fait qu’il n’existe pas de marché pour les actions visées en manière telle que celles-ci ne sont pas facilement cessibles.
Dans une affaire jugée à Mons, l’expert que le Président du Tribunal de l’entreprise du Hainaut, division Mons avait désigné pour valoriser les actions de l’associé retrayant avait appliqué une décote de 25 % « comme on le fait toujours ».
Nous plaidions donc contre le rapport d’expertise et contre la jurisprudence et la doctrine majoritaires.
Et nous avons obtenu gain de cause.
Par un jugement de principe du 10 février 2023, le Président du Tribunal de l’entreprise a statué comme suit (C/19/00008) (nous soulignons) :
« En principe, la valeur des actions doit être fixée en fonction du prix du marché [1].
Les actions en exclusion et en retrait ont toutefois été introduites en droit belge pour remédier aux conflits entre associés de sociétés privées, n'ayant pas fait ou ne faisant pas publiquement appel à l'épargne, dans lesquelles, faute de marché et de candidats acquéreurs, les conflits ne peuvent être résolus pas la cession volontaire des titres à un tiers. Le prix du marché est donc une référence théorique pour le calcul des titres [2].
Il y a donc lieu de faire abstraction, jusqu'à un certain point, du fait que la cession n'est pas volontaire et ne s'opère pas avec un tiers mais avec un ou plusieurs associés.
Dans le cadre de cette démarche, il y aurait dès lors lieu de faire application de toutes les modalités de fixation de la valeur conventionnelle, en ce compris les différentes primes ou décotes usuellement appliquées dans ce contexte (prime de contrôle, décote de minorité, décote d'illiquidité).
Le tribunal note toutefois que l'application de ces différentes primes ou décotes aboutit, en cas de cession dans le cadre d'un retrait judiciaire, à des conséquences non seulement théoriques mais, bien plus, totalement déconnectées de la réalité et même contraires à la finalité de ces primes ou décotes.
Ainsi, l'associé défendeur pourrait se voir contraint de payer une prime de contrôle pour l'acquisition d'actions qui ne lui sont pas nécessaires pour assurer la gestion de la société, qu'il contrôle peut-être déjà.
Ainsi également, l'associé vendeur pourrait voir sa participation affectée par une décote de minorité, alors que l'acquéreur n'est pas un tiers, qui va lui-même devenir associé minoritaire, mais bien un autre associé, qui peut devenir largement majoritaire à la suite de la cession.
Enfin, l'application d'une décote d'illiquidité apparaît également totalement abstraite, dès lors que le cessionnaire n'est pas un nouvel associé, qui rentre dans la société, mais un associé existant, dont la participation est elle-même affectée de la même illiquidité que celle de l'associé sortant.
En outre, si on poussait le parallèle avec les cessions conventionnelles jusqu'à son terme, on devrait conclure que, à défaut de marché, l'illiquidité affectant les actions cédées devrait être pratiquement complète.
Le tribunal constate que, pour ces motifs, certaines décisions refusent l'application de ces mécanismes[3]. Une partie de la doctrine l'exclut également [4]. Enfin, si la Cour de cassation a rendu un arrêt dans une affaire impliquant l'application d'une décote d'illiquidité, le moyen ne l'invitait pas à se prononcer sur le principe même de l'application de ces mécanismes [5]. On ne peut donc considérer que la cour a validé l'application des décotes.
En conclusion, le tribunal considère que la différence de situation existant dans le cadre d'un retrait judiciaire et une cession conventionnelle est telle qu'on ne peut appliquer à une cession forcée judiciaire les mécanismes de primes et décotes appliqués dans les cessions conventionnelles ».
Nul doute que cette décision sera prochainement commentée par la doctrine.
Nous verrons alors si une hirondelle fait le printemps.
Me Thierry Corbeel
avocat spécialiste en droit des sociétés et en droit commercial
[1] R. AYDOGDU, « Les procédures de résolution des conflits internes », in La société à responsabilité limitée, Bruxelles, Larcier, 2019, p. 302, n° 33 et les références citées par l'auteur.
[2] J.-M. NELISSEN GRADE, « De geschillenregeling en de uitkoopregeling », in De ieuwe vennootschapswetten van 7 en 13 april 1995, Jan Ronse Instituut (éd.), Kalmthout, Biblo, 1995, p. 360.
[3] Gand, 3 juin 2013, TRV-RPS, 2018, p. 62 ; Gand, 23 septembre 2013, J.D.S.C., 2015, 372 ; Anvers, 5 mars 2015, RABG, 2018, p. 1378 ; Gand, 6 février 2017, TRV-RPS, 2018, p. 59; Anvers, 29 octobre 2020, JDSA, 2022, p. 247.
[4] I. CORBISIER, « Fixation du prix de cession dans le cadre d'une procédure d'exclusion-retrait et question de la décote d'illiquidité », JDSA, 2022, pp. 254-255 ; R. TAS, « De nieuwe geschillenregeling in het Wetboek van Vennootschappen en Verenigingen », Comm. V&V, 2018, p. 215, n° 37 ; T. VOS, « De pro rata going concem waarde ais uitgangspunt bij de waardering in geschillenregeling. Over controlepremies, minderheidsdécotes en illiquiditeitsdécotes », TRV-RPS, 2018, pp. 5 et s., en particulier p. 10.
[5] Cass., 28 avril 2014, Pas., 2014, p. 997.